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Sisyphe heureux

 

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Voyez le bal incessant des économistes sur les plateaux de télévision et dans les journaux! Chacun a son mot à dire et assène ses prédictions comme autant de certitudes, chacun possède un savoir souvent obscur pour le profane, invérifiable, dont les conclusions sont inverses selon telle ou telle perspective prise, tel principe, tels chiffres envisagés. Les économistes, penseurs-idoles de notre temps, nous enferment dans la toile de leurs discours si bien que comme dit Gé : "C'est le dernier qui parle qui a raison". D'où l'importance souvent nocive des Médias dans la transmission des ces pseudo-certitudes et partant, des peurs inhérentes et conséquentes suscitées.

Mais toutes les explications, toutes les élucubrations de ces nouveaux prophètes, n'envisagent les peuples, les hommes et les femmes, qu'à partir de l'étroit carcan de leur discipline. L'humain est réduit à de la valeur extrinsèque : son pouvoir d'achat, son patrimoine, ses profits, sa dette...

L'humanité n'est réduite qu'à la gestion de son avoir et de ses pertes. Economie, étymologiquement c'est oikos (maison) et nomos (la loi), les règles de la maison, le gouvernement de son chez-soi et finalement, la gestion de soi comme d'une richesse (essor de tous les 'développements personnels'). Or, ce soi (que nous nommons aussi ego) n'est pas questionné pour lui-même par les économistes, ses qualités intrinsèques sont éludées.

Pour Aristote dans La Politique, l'économie se divise en deux occupations : l'approvisionnement ou l'acquisition (matières premières si l'on veut) d'une part et la gestion ou gouvernement des richesses et des biens ainsi que leur prolifération d'autre part. L'acquisition des biens est première et suppose donc une société civile pré-étatique, organisée, une masse indéfinie d'agriculteurs, de travailleurs : "Le gouvernement présuppose l'existence de toutes ces choses " déclare Aristote. L'économie aujourd'hui ne se résume pourtant qu'à la deuxième occurence et notamment à la recherche du surplus, de l'abondance et du surconfort pitoyable et ridicule de quelques-uns, construit sur la détresse pérenne des autres.

Nous assistons quasiment, actuellement, avec le cas de la Grèce, à nouveau dans son histoire et à la face du monde, à la (re-)naissance d'un Etat par la destruction de son économie. Nous observons qu'une société civile précède toujours l'Etat ou la gestion verticale des richesses, des productions de cette dernière. L'état de nature est une hypothèse de travail, l'Etat comme organe détenteur des pouvoirs législatifs et exécutifs ne naît pas de rien, d'un bon sauvage phantasmé, mais est bâti sur une organisation sociale préalable que tout Etat présuppose toujours déjà. Or le rôle de l'Etat n'est pas l'approvisionnement des biens naturels et nécessaires (ce qui revient au peuple) mais la gestion de ces derniers dans le souci du bien commun, dans l'équité. L'effondrement d'un Etat provient donc de sa propre perversion dans le cas où il génère de l'inégalité au lieu de s'en défendre.

Cette perversion a son origine dans une nouvelle distinction conceptuelle proposée par Aristote encore : "Chacune des choses que nous possédons a deux usages : l'un est propre et conforme à sa destination, l'autre détourné à quelque autre fin. Par exemple, l'usage propre d'un soulier est de chausser, on peut aussi le vendre ou l'échanger pour se procurer de l'argent ou du pain mais tel n'est pas là son usage propre, n'ayant pas été inventé pour le commerce. Or, la fin que se propose le commerce n'a pas de borne déterminée si ce n'est faire valoir son argent à l'infini."

La prolifération, de plus, progresse aujourd'hui dans les deux sens du profit et de la dette... Telle est la perversion inhérente à ce type d'économie, son objet est évanescent, liquide, numérisé, et sa poursuite est sans fin...

Comme l'écrit Pascal dans ses Pensées, l'angoisse qui saisit la conscience de celui qui se sait infime parcelle, "roseau pensant" entre deux infinis, l'infiniment grand et l'infiniment petit, entraîne ce dernier dans un divertissement sans fin, l'entraîne à se détourner de Soi. Ce Soi que nous nommons Ego. Le divertissement (le jeu) finalement, symbolise le Moi, cette fiction que nous jouons, que nous cherchons à être, à laquelle nous cherchons à coller afin de masquer notre propre néant. Le Moi se dissout en effet face à l'infini. Devant la notion d'infini, l'identité d'un Moi est vaine. Tout objet de perception, en effet, chose ou idée, s'étire en ce cas indéfiniment dans le temps et l'espace.

L'homme moderne comme Homo Oeconomicus est pris entre deux infinis qui ne sont plus ceux découverts par la science du 17 ème siècle de Pascal mais ceux de l'économie actuelle. Infinité du profit et de la cupidité d'une part et infinité de la dette de l'autre. Le peuple Grec mais aussi les particuliers dans le monde découvrent aujourd'hui à grande échelle, ce symétrique de l'accroissement de l'argent par lui-même qu'est le surendettement, l'infinité de la dette. Cette condition tragique du moi comme éternel débiteur, c'est la divinisation de l'argent, son idolâtrie. C'est la dette infinie qui nous rattache au Christ, mort afin de racheter nos péchés... Désormais la vie du Chrétien lui appartient toute entière!

Eternel débiteur qui n'est plus en possession du produit de son travail. C'est la clairvoyance du marxisme que d'avoir aperçu cette dépossession de sa propre force de travail ou aliénation. L'aliénation c'est au fond l'infinité de la tâche. L'individu ne se saisit plus lui-même comme fin (usage de soi 'conforme à la nature' dirait Aristote) mais comme moyen (usage perverti) de remboursement de la dette. L'argent comme l'écrit d'ailleurs Marx "est la puissance aliénée de l'humanité" (Manuscrit de 1844).

C'est le tragique de l'existence. C'est Sisyphe puni par les dieux, condamné à faire rouler une pierre tout en haut d'une montagne pour la voir retomber indéfiniment une fois arrivé en haut et recommencer son geste encore et encore.

 

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Pourtant, dans son premier essai philosophique Le mythe de Sisyphe paru en 1942, Camus conclut en déclarant "qu'il faut imaginer Sisyphe heureux". Ce dernier trouvant son bonheur dans cette répétition, ce geste infini. Ce geste relevant d'une pulsion de mort, d'une compulsion de répétition, cercle du Même, monde clos ne s'ouvrant pas à l'Autre, ce geste, dis-je, découvre toutefois, qui sous-tend l'Homo Oeconomicus, l'Homo Ludens (Voir Homo Ludens de l'historien Huizinga), 'l'homme qui joue'.

Je crois effectivement que nous sommes plus fondamentalement joueurs qu'aliénés. La dimension tragique de notre vie représentée dans ce mythe de Sisyphe (d'origine grecque) présuppose à chaque instant que nous acceptions les règles de ce jeu, que nous nous engagions librement dans l'existence, que malgré tout, nous acceptions ce tragique comme projet.

L'économie n'est que secondaire comme gouvernement de soi, gestion du tragique ou 'comment faire rouler la pierre au mieux'. Comme l'écrit Camus, c'est dans la redescente dans la vallée que l'homme prend conscience (et donc se détache!) de la tragique infinité de sa tâche. Il sait alors qu'il joue librement, délibérément, ce jeu. C'est alors qu'il prend, mieux, qu'il reprend possession de lui-même, qu'il accepte le jeu (ou le je, le moi) tout en sachant qu'il est, de ce fait, infiniment plus (strictement), Ego, Homo Ludens.

 

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(Brueghel l'Ancien - Jeux d'enfants - 1560)

 

L'anéantissement du Moi, de son travail, de ses actions, devient historiquement concret, comme inscrit dans notre historicité constitutive, essentielle. De fait, le phénomène du surendettement inscrit cette aliénation dans le temps humain. J'y vois comme une révélation aux hommes par l'Histoire des processus de leur aliénation et partant, des combats nécessaires à leur libération.

On voit d'ailleurs aujourd'hui que certains ne veulent plus jouer. Les peuples désirent changer de rôle. Le oxi des Grecs aux propositions de la Troïka impose aux maîtres du jeu (et du je) de faire tomber les masques et de redistribuer les cartes.

Ah ah, jouons!

 

Commentaires (1)

1. Cyrille 11/07/2015

Très très bon ce texte, Nico. Bien vu!

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